La prévention des risques professionnels est-elle soluble dans les programmes de l’enseignement supérieur ? Le colloque organisé à la Carsat Sud-Est le 3 mars 2016 avec le soutien des partenaires sociaux a tracé des pistes de réflexion prometteuses. Retour sur les besoins en compétences des entreprises et sur les moyens pour les établissements de l’enseignement supérieur de les intégrer dans les cursus des futurs diplômés. Oui, les solutions existent !
« Les partenaires sociaux se sont engagés dans la définition et la mise en œuvre des programmes de prévention des risques professionnels… » Jean-Marc Carreras et Natalie Cortot, qui représentent respectivement les collèges Employeurs et Salariés de l’un des comités techniques régionaux paritaires de la Carsat Sud-Est, ont ouvert les débats.
« Le développement de la culture de prévention est un investissement de bon sens. Qu’ils soient titulaires d’un CAP, ou diplômés d’une grande école ou d’une Université, les jeunes diplômés devront dans leur métier intégrer toute l’importance que revêt la santé au travail. Pour que les salariés travaillent bien, vivent bien, et vieillissent bien. »
Répondre aux besoins des entreprises
La première table ronde était consacrée aux compétences recherchées par les entreprises. « Je n’ai pas reçu de formation à la prévention durant tout mon cursus », avoue Anthony Bonnefoy, pourtant titulaire d’un DUT, d’un diplôme d'ingénieur à Supélec et à Georgia IT (USA).
« Je m’imaginais manager dans un bureau avec une équipe en open space. À aucun moment je n’ai pensé qu’un salarié pouvait perdre ses doigts sur une machine. » C’est pourtant ce qui est arrivé. À peine nommé directeur du développement chez ECV Emballages, une PME basée à Orange (84) dans la filière bois, il est tout de suite confronté à un accident du travail.
« Les préventeurs de la Carsat Sud-Est ont mis en évidence plusieurs sources de non-conformité. Des manquements dans les procédures exposaient les salariés à toutes sortes de risques. Je ne soupçonnais pas l’existence des normes anti-explosion, des postes de ventilation, etc. »
Eviter une prise de conscience trop tardive
En réponse aux préconisations de la Carsat Sud-Est, Anthony Bonnefoy a mis en place plusieurs procédures pour limiter les risques, « une formation pour les opérateurs de machine, des outils permettant de limiter les TMS... Dès l’embauche, le salarié passe plusieurs heures dans mon bureau pour être formé à la prévention sur son poste de travail, un test valide ses connaissances… Nous investissons aussi beaucoup dans la qualité de vie au travail. Cela permet d’éviter l’absentéisme, l’une des sources premières de baisse de la rentabilité. » Une formation sur le tas en quelque sorte.
La culture de prévention : prendre des décisions très vite
Jean-François Adam, ingénieur conseil régional adjoint à la Carsat Sud-Est, a lui aussi été confronté à un accident du travail dans un passé lointain en entreprise.
« Quelles que soient leurs futures fonctions opérationnelles ou stratégiques, les étudiants qui reçoivent une formation à la prévention des risques seront capables de prendre la mesure et la connaissance des enjeux pour prendre les bonnes décisions très vite. C’est une démarche participative qui touche à l’organisation, à l’amélioration des processus, et qui crée une relation avec les salariés. La culture de prévention appelle un engagement du chef d’entreprise, l’implication des managers et des partenaires sociaux. »
Qualité de vie au travail : les RPS en ligne de mire
Yves-Michel Nalbandian, directeur d’ACT Méditerranée (réseau Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) souligne que « les plus fortes demandes (des entreprises) portent sur les risques psychosociaux au regard des transformations dans les organisations. Les RPS sont liés majoritairement à un retrait et un désengagement des salariés. L’engagement est le premier volet d’une démarche de Qualité de Vie au Travail ».
Cette approche globale intègre selon lui quatre autres volets : « le dialogue social, l’activité des salariés (impactée par les réorganisations), la Santé et Sécurité au Travail, et enfin la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (parcours professionnels, égalité femme-homme, la place des seniors, l’intégration des jeunes ou du handicap, etc.). »
Le management intégré : une valeur ajoutée à l’embauche
Pour Alexis Mayer, le DRH est au cœur de cette préoccupation. « Dès qu’on démarre une fonction RH dans une petite entité, on a un lien très fort avec les instances représentatives du personnel, et l’on est souvent amené à animer la politique de prévention des risques. »
Aujourd'hui M. Mayer est directeur des ressources humaines du groupe Naturex, qui emploie 1700 salariés dans 25 pays. « Il ne s’agit pas de déresponsabiliser les salariés en déléguant cette responsabilité à un service HSE (Hygiène Sécurité Environnement). Le rôle de ce service est de créer une véritable dynamique autour de la prévention en impliquant tous les personnels. »
Dans ses recrutements, il recherche en priorité des managers qui ont reçu une formation en management intégré.
« Les démarches de qualité de vie au travail ou de sécurité sont de formidables leviers de management. Ils permettent de créer une synergie autour de l’ensemble des acteurs. C’est une valeur ajoutée à l’embauche. »
La capacité à mettre en œuvre des « plans de prévention anticipatifs » est également une compétence recherchée dans les services d’ingénierie. « Au moment de mettre en place une installation, le jeune ingénieur chef de projet doit penser à intégrer l’aspect sécurité. Malheureusement, c’est souvent l’entreprise qui est obligée de palier ce besoin. »
Quelles solutions pour intégrer les compétences dans les cursus ?
Bertrand Caubrière, ingénieur conseil à la Carsat Sud-Est, pilote depuis plusieurs années les actions de prévention avec l’enseignement supérieur.
« Les besoins des entreprises en compétences de santé au travail deviennent de plus en plus importants. Les grandes écoles et les universités doivent s’engager pour intégrer ces savoirs dans leurs cursus. »
En PACA, deux grandes écoles ont ouvert la voie. « Depuis la promotion 2014, tous les diplômés de l’École Centrale de Marseille sortent avec une formation à la prévention des risques professionnels. Le Campus Arts & Métiers d’Aix-en-Provence devrait intégrer cette formation très prochainement dans son cursus. »
Le référentiel de compétences BES&ST
Lionel Evesque, ingénieur conseil régional à la Carsat Sud-Est, rappelle que la Carsat Sud-Est est représentée au sein du Conseil National pour l'Enseignement en Santé et Sécurité du Travail (CNESST). « Cette instance est à l’origine du référentiel BES&ST (Bases essentielles en santé et sécurité au travail). » V
alidé par l’Etat et les partenaires sociaux, ce socle de référence permet aux enseignants « de trouver le bon angle, dès l’apprentissage du métier, pour intégrer les éléments d’une culture de prévention directement dans le geste professionnel. »
À partir de 2012, Centrale Marseille a intégré ce référentiel dans son cursus de formation initiale. La convention de partenariat avec la Carsat Sud-Est a d’ailleurs été renouvelée en 2015, « intégrant un aspect innovant : la pénibilité et le maintien dans l’emploi des seniors », précise Bertrand Caubrière.
Centrale Marseille accueille chaque année près de 300 étudiants en formation initiale. 100 % des diplômés deviennent cadres.
« La formation avancée en Santé et Sécurité au Travail fait partie des fondamentaux d’une formation d’ingénieur. Elle est inscrite dans le Référentiel CTI (Commission des titres d’ingénieur) qui est la base de la certification du diplôme d’ingénieur. » L’approche se veut résolument « moderne » : « des actions collaboratives, intégrées, basées sur l’expérience, très en amont dans la formation, avec une visée opérationnelle, mais aussi intellectuelle. Il s’agit de mobiliser très tôt l’intelligence des situations dans une approche systémique de la Santé et Sécurité au Travail. » On est loin de « la vision de l’opérateur dont la main finit broyée dans un mixeur ». Frédéric Fotiadu, directeur de Centrale Marseille.
Une approche pluridisciplinaire basée sur le vécu en entreprise
Table ronde 2, de g. à d. : Laëtitia Piet (Centrale Marseille), Olivier Tierno (Carsat Sud-Est), Cathy Krohmer (AMU), Claude Spano (Kedge), Frédéric Rosin (Campus Arts & Métiers d’Aix-en Provence).
Laetitia Piet, professeur agrégé de sciences sociales, pilote ce projet à Centrale Marseille depuis 2012. « J’ai fédéré une équipe pluridisciplinaire de cinq enseignants en conception mécanique, gestion industrielle, chimie, management intégré et sociologie du travail. L’intelligence est collective. La thématique de la prévention appelle des compétences à la fois techniques, managériales, organisationnelles, une capacité à analyser des situations de travail dans toute leur dimension. »
Les étudiants enclenchent ce cursus dès la 1ère année par un stage d’exécution en entreprise. Leur rapport d’observation et d’étonnement sert de base à une analyse des risques et des accidents du travail en 2ème année. Parallèlement, des cours théoriques et des Travaux Dirigés sont dispensés au sein d’une Unité d’Enseignement.
Pour alimenter la réflexion, des visites d’entreprise et des tables rondes sont organisées en 3ème année : RPS, ergonomie, entreprise libérée… C’est une réflexion globale, positive, qui ne doit surtout pas tomber dans « un tableau sinistré de l’environnement de travail ».
Lire à ce sujet : l’interview complète de Laetitia Piet
Olivier Tierno, ingénieur conseil régional adjoint à la Carsat Sud-Est, met l’accent sur cet aspect temporel. « Après avoir été au contact de l’entreprise, l’élève produit un rapport d’étonnement de ce qu’il a vu et compris. La théorie vient après le stage. » Le contenu est un second point d’attention. « Si le rôle des acteurs a peu d’intérêt pour les élèves ingénieurs en 1ère année, en revanche, les aspects méthodologiques (modélisation des risques, stratégies à mettre en œuvre) retiennent leur attention. C’est encourageant. »
Les outils de mise en situation
Frédéric Rosin est professeur agrégé en gestion industrielle au Campus Arts & Métiers d’Aix-en-Provence. « Jusqu'à présent, une démarche cohérente sur l’enseignement de la prévention était difficile à assurer dans l’ensemble du réseau national Arts & Métiers. Au Campus d’Aix-en-Provence, on est allé plus vite sur le référentiel BES&ST, parce qu’il correspond à un besoin et une volonté de notre Campus qui est plus marqué par les problématiques organisationnelles : performance industrielle, excellence opérationnelle, e-management. »
Là aussi, l’approche est très concrète. « Sur la demande de certaines entreprises – STMicroelectronics, Airbus Helicopters, Bonnans – nous sommes allés vers la productivité, mais en liant les aspects managérial et humain. »
En association avec Centrale Marseille et l’AFPI Provence pour la partie Formation continue des Professionnels de l'Industrie, « nous avons créé un outil de mise en situation dans les locaux du Campus Arts & Métiers d’Aix-en-Provence : le simulateur DYNEO (Dynamique Excellence Opérationnelle) ».
Depuis 2013, cette usine école fabrique des lampes de poche en conditions réelles de production. « Créer un contexte, d’abord vivre et ressentir ; la théorie vient après. »
De son côté, Centrale Marseille a développé des mises en situation sur une ligne de service appliquée au travail de bureau, afin d’étudier le processus de réponse à la demande d’un client.
Frédéric Rosin note que « sur ce terrain de jeu, très artisanal, qui dure quelques minutes, on observe que les élèves ingénieurs sont très vite en situation de stress. » Forts de ces simulateurs, « les élèves prennent du recul, ils réfléchissent… dans une démarche collective. »
Lire à ce sujet : le témoignage de Cécile Loubet, responsable de la filière métiers production et logistique, Centrale Marseille
Emotion, sensibilisation, responsabilisation
L’ancrage dans la réalité du travail. Pour Claude Spano, directeur lnnovation hybride et Intelligence numérique à Kedge Business School, « l’émotion est un accélérateur d’apprentissage. Des personnes accidentées viennent expliquer leur situation aux étudiants ingénieurs managers, parce qu’il y a eu des problèmes liés à la sécurité ou au management. »
Mettre en situation en entreprise, c’est la seconde étape. « L’entreprise contacte l’école pour signaler une situation à risque et propose de faire travailler les étudiants sur ce projet avec leur regard neuf. Ils entrent directement en situation. »
Invités par Airbus Helicopters pour intégrer le facteur humain dans le module de formation des pilotes, les étudiants ont collaboré avec des laboratoires de recherche en neurosciences et en biophysiologie pour mesurer le stress et la perte de vigilance… « Les futurs managers doivent être capables d’anticiper et d’innover lorsqu’ils vont entrer en entreprise. » Troisième étape : la responsabilisation. « Des DRH confrontés à un problème pénal viennent témoigner devant les étudiants. »
Des MOOC et des SPOC
Les outils numériques ont les faveurs des jeunes, mais sont-ils adaptés à ce type d’enseignement ? demande Bertrand Caubrière. Au niveau national, Arts & Métiers va introduire le MOOC « impAct de la décision sur la Santé et la Sécurité au Travail », « pour permettre aux étudiants d’aller plus loin sur des aspects très techniques », note Frédéric Rosin.
Centrale Marseille oriente aussi volontiers ses étudiants vers le MOOC « impAct ». « Dédié aux ingénieurs, il a été conçu par l’INRS, la Carsat Pays de la Loire et l’École des Mines de Nantes », précise Laetitia Piet. « Cette formation distancielle est un bon complément. »
Chez Kedge, l’objectif est d’introduire des SPOC (Small private online courses) directement dans les formations. « Contrairement aux MOOC (Massive open online courses), les SPOC sont intégrés aux plannings de cours », explique Claude Spano. Frédéric Rosin en convient : « pour être utilisable, un MOOC doit évoluer vers un SPOC. »
Aix-Marseille Université
20 000 diplômés sortent chaque année de l’AMU, avec un taux d’insertion à un poste d’encadrement autour de 90%. « Le bien-être et la Santé au travail sont de plus en plus intégrés dans les cursus de formation », affirme la vice-présidente Evelyne Marchetti, déléguée à l'orientation et l'insertion professionnelle.
L’AMU délivre des masters spécialisés en ergonomie, en psychologie du travail, en risques professionnels, une licence professionnelle CSPS à l’IUT, les représentant des personnels sont également formés à ces problématiques à l’IRT (Institut Régional du Travail), un master RH et management responsable des organisations est délivré à la faculté d’économie-gestion d’Aix-Marseille.
Cathy Krohmer, enseignant chercheur, est en charge de ce master RH. « Pluridisciplinaire », il fait intervenir des gestionnaires, économistes, sociologues, juristes, ergonomes, psychologues.
« Les étudiants travaillent sur des projets concrets d’organisation en lien avec l’École des Mines de Gardanne. Les RPS, la santé au travail, la qualité de vie au travail, sont dilués dans plusieurs cours, que ce soit sur les RH, l’analyse du travail, la responsabilité sociale des entreprises ou la gestion du changement.
L’approche est basée sur un apport théorique et une mise en pratique à travers des études de cas, notamment un film sur les RPS produit par le LEST (Laboratoire d'Economie et de Sociologie du Travail). Les étudiants en formation continue ont besoin d’un regard réflexif sur leur propre pratique. Les étudiants en formation initiale ont plutôt un regard idéalisé de l’organisation. Les films permettent de mieux appréhender la réalité. »
Aller plus loin. L’AMU a la volonté de déployer cette thématique à l’ensemble de ses filières. « La sensibilisation des enseignants est en cours, la mise en oeuvre de ces connaissances va faire l’objet d’une future offre de formation », annonce Evelyne Marchetti. Au niveau de la recherche, le LEST et l’IRT vont travailler sur la question de « la transmission des connaissances ». Enfin, l’AMU entend développer une démarche de santé et bien-être au travail pour ses propres personnels enseignants et formateurs, en lien avec le CHSCT. « Les partenariats sont ouverts, nous sommes à l’écoute des propositions. »
La Carsat Sud-Est crée un réseau « Enseignement supérieur - Santé au travail en PACA »
En clôture de ce colloque, Vincent Verlhac, directeur général de la Carsat Sud-Est, a rappelé qu’au-delà de ses missions de service public au travers de contrats passés avec l’Etat, la Carsat a aussi « un rôle d’animateur sur le terrain régional, en collaboration avec les partenaires sociaux, les entreprises et tous les acteurs concernés ».
À ce titre, il a annoncé « la création en régions PACA-Corse d’une structure dédiée au développement de la santé au travail par l’enseignement supérieur. Ce réseau sera animé par Bertrand Caubrière dès mars 2016. »
« L’ambition du réseau « Enseignement supérieur - Santé au travail » est de mettre en lien les enseignants afin de créer une dynamique pédagogique régionale sur ce champ. Créer de l’entraide, une synergie entre toutes les écoles et les universités, petites ou grandes. Travailler en pluridisciplinarité, échanger les bonnes pratiques entre enseignants, se retrouver. La porte de ce Club est ouverte à tous les établissements de l’enseignement supérieur en régions PACA-Corse. » Bertrand Caubrière, Ingénieur Conseil, Carsat Sud-Est
En savoir plus :
Pour contacter Bertrand Caubrière, ingénieur conseil, Carsat Sud-Est : tél : 04 91 85 78 70 – mail :
L’interview complète de Laetitia Piet dans Solutions Prévention Le Mag, avril 2016.
Référentiel BES&ST de compétences en santé et sécurité au travail, version mars 2012.
Protocole d’accord entre la branche AT-MP et le MENESR, novembre 2014.
Validation du lancement de la démarche « Santé et sécurité au travail » pour la campagne 2016-2017, CTI, 10 février 2016.